Immersion chez les lurkers, une communauté connectée, souvent silencieuse mais potentiellement influente
A la différence des fans qui commentent à tout va ou des trolls et haters qui provoquent tous azimuts, les lurkers constituent une communauté bien particulière sur le Web social. Ils sont connectés, attentifs aux contenus qu’ils consultent mais ne pipent mot ou alors très rarement. Du moins dans les espaces d’expression en ligne. Cette apparente passivité représente pourtant un enjeu de communication non-négligeable. Plusieurs études sociologiques se sont penchées sur les motivations mais aussi l’influence que les dits lurkers peuvent exercer de façon certes différente mais avec un impact avéré. Contre-plongée digitale.
Il n’écrit rien. Il ne like pas. Il ne retweete pas. Il ne publie pas. Et pourtant, il est tout autant présent et réceptif aux contenus que charrient en permanence les médias sociaux. Ce profil un peu bizarroïde de prime abord est communément désigné sous le nom de « lurker ». Ce terme provient du verbe anglais qui signifie initialement « se cacher » mais qui a acquis une deuxième sens avec l’apparition d’Internet en voulant dire aussi « observer sans participer ». Chercheur correspondant au Centre de recherche sur les médiations de l’université de Lorraine, Julien Falgas fournit un édifiant portrait-robot de ce profil pas comme les autres (1) : « Le terme de lurker désigne toute personne engagée dans la lecture régulière des échanges tenus sur un espace de conversation en ligne (forum, liste de discussion, zones de commentaires, réseaux sociaux numériques…) et qui ne contribue pas de manière visible aux échanges. Le terme de lurker semble diamétralement opposé à celui de fan, si l’on considère ce dernier comme créateur, producteur, contributeur ou participant des traces numériques observables autour du récit pour lequel il se passionne ». Dès lors, pourquoi se préoccuper de ces internautes qui se contentent de lire ou regarder ?
Le lurking, une posture réfléchie
Ces spectateurs discrets, voire invisibles ou anonymes, sont néanmoins une majorité silencieuse importante comme en attestent plusieurs études scientifiques anglo-saxonnes récentes consacrées au sujet. Les chercheurs nord- américains Robert Blair Nonnecke et Jennifer Preece de l’université du Maryland ont tenté de cerner les motivations originelles du lurker qui le poussent à naviguer sur le Web mais en restreignant au maximum toutes les interactions possibles sur les sites, les forums, les réseaux sociaux, les commentaires d’articles, etc. On peut en effet partir du postulat que même inactifs dans leur expression, les lurkers s’efforcent malgré tout de socialiser et d’intégrer des communautés qui correspondent à leurs centres d’intérêt.
Les critères relevés par les deux chercheurs autour du phénomène du lurking sont véritablement d’ordre multiple mais pas inintéressants pour qui cherche à bâtir une stratégie de communication pertinente. Parmi ceux-ci, il s’avère que le lurker se connecte pour certaines de ces raisons :
- Comprendre l’organisation d’une communauté, les sujets discutés et les individus qui font autorité
- Recueillir de l’information mais sans avoir l’obligation de contribuer soi-même et/ou d’interagir et souvent autour d’un sujet bien précis
- Protéger sa vie privée en laissant le moins de données possibles pour ne pas recevoir ensuite des publicités abusives, du spam ou même être repéré par son employeur !
- Conserver un certain recul ou détachement en n’intervenant pas directement dans les échanges et en ne s’exposant pas
- Gagner du temps en ne publiant pas mais en s’appuyant sur les contenus des autres
Aux yeux de Robert Blair Nonnecke, il apparaît cependant crucial de comprendre le mécanisme comportemental des lurkers qu’il estime comme un acteur engagé même s’il ne fait qu’observer (2) : « ignorer, écarter ou mal comprendre le lurking perturbe notre connaissance de la vie en ligne ». Pour lui, toute communauté comporte des lurkers dans des proportions pesant de 50 à 90% de la globalité des membres (3) ! Et du coup, de ne pas les réduire à de simples parasites égoïstes venant reluquer le contenu des autres, voire s’en emparer sans rien donner, ni faire en retour. Simplement parce que la position de lurker est susceptible d’évoluer avec le temps.
Quand le lurker éclot en contributeur
Ainsi, les chercheurs belges de l’université de Mons, Christian Depover et Albert Strebelle, associés à leur homologue de l’université de Lyon, Jean-Jacques Quintin, considèrent (4) la posture du lurker comme une étape intermédiaire susceptible d’évoluer avec le temps et la pratique. Une fois familier des codes régissant une communauté et rassuré sur l’intérêt des contenus, un lurker peut tout à fait se muer en contributeur et se mettre ainsi à participer de façon nettement plus concrète. A cet égard, un long article chinois publié en 2014 (5) distingue quatre facteurs susceptibles de faire basculer un lurker : la perspective d’une gratification, l’amélioration de l’utilisabilité du dispositif technique, l’encouragement par la communauté et ses animateurs, et l’accompagnement des nouveaux venus.
Avec également un autre levier qui est plus d’ordre psychologique et se situe autour de la confiance. Nombreux sont les lurkers à n’avoir effectivement pas confiance dans la qualité de leur savoir ou leur capacité à l’exprimer de façon intelligible pour les autres. D’autres sont plus sensibles aux aspects de sécurité et de protection de leur vie privée qu’un contenu largement visible pourrait alors écorner. En revanche et même si les travaux scientifiques sont encore incomplets, un lurker devenu contributeur assumé et actif constitue un acteur clé de la circulation des informations, des idées et des savoirs. D’où la nécessité pour celles et ceux qui animent des communautés en lignes (blogueurs, community managers, youtubers, etc) de cultiver une tonalité générale bienveillante et ouverte d’esprit. C’est là aussi le moyen de convertir un lurker et de l’inciter à s’impliquer plus dans la co-production de contenus.
Ces lurkers qui ne disent pas leur nom
Certains lurkers ont en revanche un usage nettement plus ambivalent des réseaux sociaux. Ils s’y intéressent très fortement mais se maintiennent en retrait ou se lâchent a contrario mais toujours sous un pseudonyme. Deux cas connus ont ainsi émaillé la vie politique française ces dernières années. Le premier émane de François Fillon. En octobre 2011, apparaît sur Twitter un obscur profil baptisé @fdebeauce et nanti de la fameuse tête d’œuf pour les utilisateurs refusant de mettre une image. Le compte est peu bavard mais il intrigue suffisamment avec quelques tweets à connotation pro-gouvernementale (d’autant qu’à cette époque François Fillon était premier ministre !). C’est un député de droite qui va alors allumer la mèche (6) : « François Fillon m’a dit qu’il était l’un de mes followers sous un pseudonyme. Une bouteille de champagne à celui qui le découvrira.» L’impétrant sera vite démasqué par un internaute et reconnaîtra même devant un journaliste (7) : « Je ne tweete pas, je vous observe.»
En juin dernier, c’est Marine Le Pen qui s’est faite prendre en flagrant délit de lurking en commettant une malencontreuse erreur d’envoi de courriel qui montre que celui-ci est relié au profil Twitter @enimar68 d’une certaine Anne Lalanne. Depuis deux ans, la presse s’interrogeait déjà sur ce compte ouvert en 2013. Les propos tenus étaient d’une véhémence particulièrement prononcée contre l’islam et l’immigration notamment. Marine Le Pen avait toujours nié être derrière cet alias avant que sa boulette électronique ne la force à admettre que ce compte lui permettait d’observer et de commenter l’actualité de manière plus débridée par rapport à son statut de président du Front national. Le lurking est aussi un art de communiquer !
Sources
– (1) – Julien Falgas – « Et si tous les fans ne laissaient pas de trace. Le cas d’un feuilleton de bande dessinée numérique inspiré par les séries télévisées » – Études de communication, 47 | 2016, 151-166.
– (2) – Julien Falgas – « Les lurkers : qui sont ces fans silencieux ? » – Influencia – 6 juin 2017
– (3) – Ibid.
– (4) – Christian Depover, Jean-Jacques Quintin, & Albert Strebelle – « Le Web 2.0, rupture ou continuité dans les usages pédagogiques du Web ? » – Education et Francophonie, Vol. XLI, N° 1 – 2013
– (5) – Na Sun, Patrick Pei-leun Rau, Liang Ma – « Understanding lurkers in online communities: A literature review » – Computers in Human Behavior – 2014
– (6) – « François Fillon démasqué sur Twitter : c’était @fdebeauce » – Libération – 12 décembre 2011 –
– (7) – « François Fillon, alias @fdebeauce: «Je ne tweete pas, je vous observe » – Slate.fr – 11 décembre 2016
6 commentaires sur “Immersion chez les lurkers, une communauté connectée, souvent silencieuse mais potentiellement influente”-
Nicolas -
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Renaud demaret -
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Olivier Cimelière -
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V.G. -
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Olivier Cimelière -
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V.G. -
Comme évoquée en pointillé dans l’article (notamment le résumé de l’article en » chinois » [le chinois n’est pas une langue]), il y a une notion de teambuilding/appartenance » problématique » : il faut être suffisamment inclusif pour que tout le monde puisse participer et en même temps créer un lien individuel suffisamment fort afin que personne ne se sente » exclu » (genre il n’y en a que pour X ou les X). En effet, le curseur est difficile à placer s’il n’y a pas de notion claire d’intérêt général sans cesse questionné (l’intérêt, pas la notion) et le curseur doit pouvoir bouger » naturellement » en fonction de la composition de la communauté, son intérêt, l’actualité etc. Cela demande une parfaite agilité difficile à atteindre sauf à utiliser l’IA pour réguler en temps réel (ce qui n’est pas sans risque pratique et encore plus éthique) à moins que l’aspect collaboratif (tant par la méthode que par ses outils) ne soit la solution.
Cet article est très intéressant, déjà il donne un nom à la majorité passive. Ensuite, il essaye de la comprendre.
Par contre sur le passage de lurkeur à contributeur je ne suis pas convaincu du tout avec le concept « d’être à l’aise ou se sentir en confiance pour participer »
À mon sens, on va y répondre par un commentaire, partage, etc. Si le contenu fait echo en nous.
C’est le cas d’un tweet, une publication ou un article.
Si ça ne fait pas eccho, on va simplement « consommer’ l’information sans s’engager. Je pense que l’émotion joue beaucoup aussi. Les articles qui m’impressionne j’ai envie de les partager. La ou du superbes articles techniques existe mais que j’ai pas envie de partager pour autant.
Je pense que la motivation initial du lecteur en venant voir un contenu joue beaucoup aussi.
C’est effectivement une explication supplémentaire. . Merci de cette remarque
Il est très intéressant et instructif votre article. En fait, on peut assimiler les LURKERS à une communauté également « dormante » dans la société ou même en entreprise, qui se désintéresse d’une participation active mais qui gagnerait à être identifiée car potentiellement constructive par leur expertise.
Merci pour votre commentaire. La comparaison est plutôt judicieuse. « Dormant » ne veut pas dire désintéressé en effet mais probablement pas assez motivé pour s’impliquer. Ce qui n’empêche pas par ailleurs d’être influent via des moyens plus classiques comme les bons vieux « bouche à oreille », « radio moquette » et « machine à café » !!!
Absolument 🙂