Désinformation & IA : la côte d’alerte est définitivement franchie avec les ouragans Helene & Milton et cela n’augure rien de bon

Loin d’uniquement semer le chaos et la désolation sur les Etats du sud-est des USA, les récents ouragans Helene et Milton ont aussi entraîné dans leur sillage des flots redoutables de désinformation dopés à l’intelligence artificielle. A un tel niveau que le vrai passe désormais pour du faux et que le falsifié s’impose comme du vraisemblable, voire du réel. A-t-on atteint un point de non-retour où la société démocratique entière va devoir en permanence redoubler de vigilance et de défenses immunitaires face à celles et ceux qui propagent le mensonge et le travestissement des faits ? Selon le rapport « Future Risks » de l’assureur Axa paru le 14 octobre, il semblerait bien que nous avons passé un cap sans précédent qui requiert une réaction.

En plus d’avoir causé des dizaines de milliards de dollars de dégâts matériels et des centaines de victimes, les ouragans Helene et Milton ont charrié des vagues de fausses informations et de rumeurs en tout genre. Bien que le fait en soi ne soit pas totalement inédit lors d’une catastrophe naturelle, c’est en revanche l’ampleur et la vélocité de ces fake news qui ont surpris. Avant même que les vents violents ne ravagent les côtes et les terres, les infoxs étaient déjà à l’œuvre sur les réseaux sociaux pour tenter d’imposer leurs narratifs au détriment des communiqués météo officiels et des chaînes d’information. Avec de surcroît, le recours à l’IA pour une vaste majorité d’entre elles.

Comme un ouragan de fake news !

Il est impossible de dénombrer exactement combien de fake news ont circulé au passage d’Helene et Milton tant les affirmations les plus dingues et osées se sont multiplié. Néanmoins, il est intéressant de s’arrêter sur quelques-unes d’entre elles, notamment parce qu’elles ont été viralisées intensément dans le cadre de l’actuelle campagne électorale américaine pour désigner le 47ème président des Etats-Unis. A la manœuvre, on retrouve inéluctablement les bataillons de supporters trumpistes et les tenants du complotisme. Leur postulat est simple et binaire : accuser l’administration Biden et les Démocrates de profiter de ces deux tempêtes extrêmes pour imposer leur pouvoir.

Les allégations mensongères fleurissent à tire-larigot. Pour les uns, le gouvernement fait exprès de ralentir l’intervention des secours dans les zones dévastées où vivent majoritairement des électeurs républicains. D’aucuns poussent même le curseur narratif encore plus loin en prétendant que le parcours des ouragans a été sciemment orienté pour traverser et endommager des Etats dirigés par le parti Républicain. En cause ? Le projet HAARP. Vrai programme de recherche scientifique américain localisé en Alaska depuis 1990 pour étudier l’ionosphère et les phénomènes météo, celui-ci est devenu à son corps défendant, un « fleuron » de la mythologie conspirationniste qui le présente comme une arme secrète de destruction massive conçue par l’armée américaine capable ainsi de provoquer et de contrôler n’importe quelle catastrophe naturelle.

Joe Biden, Kamala Harris et les agences fédérales ont eu beau s’insurger contre ces assertions fantaisistes, rien n’y a fait. Les élus républicains comme leurs électeurs et leur leader Donald Trump ont entonné et relayé en chœur sur les réseaux sociaux en brandissant des cartes, des infographies et des clichés retouchés des destructions provoquées par les ouragans. Wild Mother, une influenceuse de 80 000 abonnés sur Instagram et issue du Colorado (pourtant état démocrate) est l’une d’entre eux. Elle partage régulièrement des contenus sur le « bien-être holistique » (sic) et sur les théories alternatives. Concernant les ouragans, elle y a évidemment vu la marque du projet HAARP et s’en réjouit (1) : « Je suis surprise de voir que presque tous les commentaires sous mes contenus sont d’accord avec ce que je dis ».

Le retour de la post-vérité

Dans cet amas d’affirmations et d’incantations, une photo a particulièrement frappé les esprits et inondé les réseaux sociaux. Il s’agit d’un cliché qui représente une petite fille apeurée et en pleurs, vêtue d’un gilet de sauvetage et serrant contre elle un chiot. Elle est sur un canot qui l’évacue vers un endroit plus sûr. La scène est redoutablement émouvante de détresse. Et pourtant, elle n’a jamais existé. Elle a été générée à l’aide d’une intelligence artificielle en octobre 2022. Scrutée de plus près, elle comporte en effet des anomalies comme le poil trop raide du petit chien ou les contrastes bizarres du visage de la fillette. Il n’en demeure pas moins que le forum en ligne républicain Patriots Win ne s’en est guère encombré. Il fallait marquer et cliver avant tout.

Cette propension à propager la fausseté pour brouiller le débat est même clairement assumée. C’est par exemple le cas d’Amy Kremer, membre du comité national de la Convention nationale républicaine et cofondatrice de Women for Trump. Dans un tweet (effacé depuis – voir ci-dessous) où elle relaie ladite photo, elle se doute que l’image est fausse mais s’en moque (2) : « Je ne sais pas d’où vient cette photo et honnêtement, cela n’a aucune importance. Elle est gravée dans mon esprit pour toujours […] Il y a des gens qui vivent des choses bien pires que ce qui est montré sur cette photo. Je la laisse donc parce qu’elle est emblématique du traumatisme et de la douleur que vivent les gens en ce moment ». Du moment que l’image convient au message partisan ou à la croyance désirée, le reste devient superfétatoire. Qu’importe les faits réels, d’abord les émotions. Militantes de préférence !

Les météorologues noyés par les infoxs

Durant les ouragans Helene et Milton, les experts météorologues ont été particulièrement mis à rude épreuve par ces vagues de désinformation qui s’efforcent de recouvrir les bulletins d’alerte et les observations scientifiques qu’ils diffusent. Avec parfois une violence inouïe pour essayer de les intimider comme James Spann, météorologue dans l’Alabama. Dans un article de Rolling Stone, il témoigne (3) : « Je fais ce métier depuis quarante-six ans et ça n’a jamais été comme ça. J’ai été inondé de messages inquiétants me disant d’arrêter de mentir, et que c’était le gouvernement qui contrôlait la météo ». Son confrère, Matthew Cappucci déplore que (4) « les gens sont tellement déconnectés de la réalité [qu’il] perd toute foi en l’humanité […] du jour au lendemain, des idées qui autrefois étaient ridicules deviennent soudainement populaires ». Cette désinformation organisée engendre une grave conséquence : miner encore plus la confiance déjà bien ébranlée envers les autorités et les experts et décrédibiliser les décideurs politiques et les grands médias. Et même perturber les opérations de secours !

Au total, entre le 26 septembre et le 9 octobre, NewsGuard, start-up spécialisée dans la lutte contre la désinformation, a recensé 174.000 mentions des termes « manipulés », « géo-fabriqués » ou « armes du climat » associés aux ouragans dans des articles et des publications sur les réseaux sociaux (5). Sans surprise, les agents propagateurs proviennent des rangs trumpistes et se voient en plus fréquemment repartagés sur X par Elon Musk « himself » à ses 202 millions d’abonnés ! A cet égard, toutes les plateformes brillent une fois de plus par leur laxisme pour endiguer ces flux de fake news. Même si sur X, il est possible de signaler publiquement une infox véhiculée par un tweet en ajoutant des éléments de contexte via une note, la masse est telle que les trous de la raquette deviennent vite des gouffres sans fond.

Graphique du Center for an informed public, Université de Washington, montrant le nombre cumulé de tweets liés à des rumeurs suggérant que l’ouragan Hélène a été créé intentionnellement, y compris une anticipation suggérant la même chose pour l’ouragan Milton vers la fin du graphique.

L’IA au cœur du problème

Dans ce maelstrom de falsification générale, le recours à l’IA a indubitablement complexifié les choses. Avec le réalisme de plus en plus accru de ses reproductions d’images, de voix et de vidéos, le leurre informationnel est dorénavant si puissant qu’il peut duper n’importe quelle personne, même celle qui a pourtant une hygiène informationnelle correcte. En avril 2024, j’expliquais d’ailleurs sur ce blog combien les outils à base d’IA générative ont progressé dans leur capacité à créer l’illusion du vrai et la rendre crédible. Un progrès qui ne se dément pas à chaque trimestre qui passe et qui accouche d’outils IA encore plus pointus et souvent accessibles même à des individus n’ayant que peu de connaissances informatiques.

A ces contenus apocryphes balancés sur Internet, s’ajoute également une autre dimension qui s’avère de plus en plus problématique : la façon dont s’alimentent eux-mêmes en données les modèles d’IA (les fameux LLM pour large language model). Les corpus de contenus qui leur sont fournis pour enrichir leurs connaissances sur un ou des sujets donnés, sont de plus en plus exposés au risque d’infiltration de fake news. NewsGuard a dévoilé récemment une édifiante (et préoccupante) étude sur les chatbots à base d’IA. Pour des questions de droits d’auteur et de propriété intellectuelle, 67% des grands sites d’information de qualité ont tendance à bloquer l’accès à leurs contenus.

Une posture qui peut tout à fait se concevoir (la qualité journalistique n’est pas gratuite) mais qui a un effet collatéral délétère selon NewsGuard. Face à ce blocage, les robots d’indexation de ces modèles ont une nette tendance à contourner l’obstacle en allant alors piocher dans des sites à la fiabilité informationnelle plus que douteuse ou pas très regardante. Résultat : sur 23 sites de “faible qualité” (score de crédibilité 0-60), 91% autorisaient tous les robots d’indexation. Pour les sites de “moyenne qualité” (score de crédibilité 60-80), 63% autorisaient tous les robots d’indexation. Pour les sites de “haute qualité” (score de crédibilité 80-100), seulement 33% autorisaient l’accès à tous les robots d’indexation (6). Implacable démonstration où le flux s’immisce partout !

L’opinion publique de plus en plus friable à la désinformation

Le dévoiement des outils d’IA pour accroître la portée et l’impact de la désinformation ne cessera malheureusement pas. Il est plus que probable que d’autres événements climatiques majeurs seront systématiquement distordus pour générer de la confusion et de la peur au profit de groupuscules ultra-polarisés dont l’unique obsession est de miner en permanence les fondamentaux démocratiques et d’instiller un sentiment de rejet et de défiance dans l’opinion publique.

Sur les réseaux sociaux, les climatosceptiques les plus forcenés mènent une véritable guérilla aux scientifiques du GIEC et aux institutions qui se préoccupent du dérèglement climatique. Ces coups de butoir répétés ont fini par percoler dans la population mais ont été également repris par l’extrême-droite, Rassemblement National et Reconquête en tête, qui diffusent avec l’air de ne pas y toucher, des thèses où le changement climatique n’est pas d’origine anthropique mais purement naturel.

En octobre 2023, la 11ème édition de l’étude « Fractures françaises » réalisée conjointement par Ipsos et Sopra Steria a mis en lumière que 4 Français sur 10 étaient plutôt enclins à adhérer aux discours climatosceptiques. Peu importe si ces derniers véhiculent sans arrêt des contre-vérités et des boniments. Une perception qui en plus, ne se résume pas uniquement aux classes sociales les plus précaires en matière d’accès à l’information. Le déni parvient aussi à s’insinuer dans les classes moyennes et supérieures avec une dynamique constante ces dernières années.

Vers la confusion informationnelle générale ?

Dévoilée ce mois-ci, la toute nouvelle livrée du rapport annuel d’Axa (avec le concours d’Ipsos), « Future Risks », ne déroge pas à la règle en ce qui concerne la pénétration de la désinformation dans tous les interstices des sociétés démocratiques. Avec une accélération nette depuis que l’IA est utilisée pour concevoir et booster les infoxs. Avec un impact inégalé jusqu’à présent de la désinformation et particulièrement inquiétant pour Frédéric de Courtois, directeur général adjoint d’Axa, qui relève dans l’édition 2024 de son étude, le point suivant (7) : « La désinformation est l’ennemi de la prévention. On le voit avec le réchauffement climatique, on l’a vu avec le Covid, on le voit avec les fragmentations sociales : à chaque fois, on se trouve face à plusieurs discours, et des discours de désinformation qui empêchent les populations de bien mettre en œuvre des mesures de prévention ». Sans parler du risque de données frelatées qui viennent complexifier les travaux de modélisation et de prédictibilité des catastrophes naturelles dont les assureurs ont absolument besoin pour calibrer leurs offres et couvrir un maximum de biens et de personnes.

Faut-il pour autant céder à l’abattement général devant ce fléau toujours plus prégnant ? Même si la situation actuelle est franchement alarmante, la lutte contre la désinformation ne doit en aucun cas baisser les bras. Chaque contre-argumentaire opposé à une infox sera toujours autant d’espace informationnel conquis ou repris au détriment des charlatans et des mystificateurs. Paradoxalement, l’IA peut être aussi la solution pour mener cette indispensable offensive à condition d’adopter une approche globale collective et ne pas se contenter de patchs techniques et juridiques pour empêcher la diffusion des fake news. Du venin informationnel de l’IA peut venir le sérum qui permettra technologiquement d’identifier, d’endiguer et de démonter les fariboles quand bien même celles-ci sont bluffantes de réalisme grâce aux nouveaux outils technologiques.

AXA Future Risks report – 2024

Une approche globale et collective est indispensable pour contrer la désinformation

Pour autant, la censure pure et dure (même si parfois elle s’avère indispensable) n’est pas forcément le levier idoine. Les trafiquants de faits et de la réalité trouveront toujours des astuces pour contourner les pares-feux. Pire même, ils se victimiseront en se présentant comme ostracisés et injustement entravés dans leur liberté d’expression à l’instar des discours geignards d’Elon Musk. Lequel continue de déverser dans le même temps, quantité de théories conspirationnistes et populistes et de saboter toute réalité qui ne lui convient pas.

Toutefois, il ne s’agit pas de s’adonner seulement à une stratégie techno-solutionniste pour enrayer les flux désinformateurs. Elle constitue un outil indispensable mais pas multi-fonctions. Sans une approche sociétale plus large qui associe une éducation informationnelle accrue à l’école et dans les universités, des moyens plus robustes pour un solide travail journalistique et scientifique et une application plus ferme du « délit de fausse nouvelle » qui existe dans le droit français depuis 1881, cela revient à partir au combat en ordre dispersé là où les faussaires de l’information sont rigoureusement bien structurés pour balancer leurs fake news.

Aujourd’hui, malgré de remarquables initiatives qui existent, le contre-pouvoir opposé aux narratifs désinformateurs, n’est pas assez puissant et constant (et trop épars) pour éviter que des pans entiers de l’opinion publique versent dans les délires délétères de la désinformation. A cet égard, les communicants d’entreprise ont aussi un rôle à jouer en contribuant à alimenter des discours de véracité autour de leurs activités. C’est à ce prix que l’on pourra raisonnablement espérer le reflux de la désinformation et ses agents propagateurs.

Sources



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