Réputation & RSE : Attention, péril antiwokiste en vue pour les entreprises et les marques !

Après le wokisme s’attaquant à la réputation des entreprises, c’est dorénavant son pendant inverse qui est à la manœuvre et qui interpelle avec virulence les sociétés engagées dans des programmes sociétaux et environnementaux (RSE). Critères ESG, parité des genres, transition écologique, climat mais aussi diversité et inclusion, tous ces sujets sur lesquels les discours corporate prennent ouvertement la parole depuis plusieurs années, subissent les assauts réputationnels des antiwokistes. Apparu en 2022 aux Etats-Unis, ce courant ultradroitier et réactionnaire vise à faire plier les entreprises pour qu’elles renoncent à leurs initiatives sociétales. En France, les premières escarmouches ont également commencé.

« La prolifération des critères ESG à travers l’Amérique constitue une menace directe pour l’économie américaine, la liberté économique individuelle et notre mode de vie, plaçant les décisions d’investissement entre les mains d’une foule ‘Woke’ qui contourne les urnes et injecte une idéologie politique dans les décisions d’investissement, les entreprises, la gouvernance et l’économie quotidienne ». Cette harangue véhémente provient d’une déclaration politique officielle publiée le 16 mars 2023. Elle entend s’insurger contre les ravages du wokisme qui à leurs yeux, manipule et détourne les entreprises de leur véritable et originelle raison d’être (faire de l’argent). Ce document a été signé par 19 gouverneurs républicains sous l’égide de celui de l’Etat de Floride, Ron DeSantis, un temps concurrent de Donald Trump pour la course à la Maison-Blanche.

ESG versus EIG

Cette missive déterminée à faire rendre gorge aux campagnes wokistes de l’extrême-gauche et de certaines minorités, n’est qu’un jalon de plus dans la croisade de la droite hardcore américaine. Une croisade qui a pris de l’ampleur dès 2022, notamment avec Tucker Carlson, devenu fer de lance de la contre-offensive antiwokiste. Ancien polémiste à succès sur la chaîne conservatrice Fox News, l’homme s’est jeté corps et âme dans la bataille contre les idées progressistes. Avec la bénédiction d’un fonds d’investissement, 1789 Capital, qui lui a alloué 15 millions de dollars pour créer son propre média (1), ce trumpiste patenté s’est mis en tête de pulvériser les critères ESG qui nourrissent actuellement les décisions d’investissement des entreprises et les recommandations des analystes financiers. A leur place, il entend substituer un plus terre-à-terre et libertarien acronyme EIG pour entrepreneuriat, innovation, croissance (growth en anglais).

Le fantasque Elon Musk n’est pas le moindre des ardents promoteurs de l’EIG. En plus d’en vouloir furieusement à la culture woke qui selon lui, a poussé l’un de ses fils à faire une transition de genre, le vitupérant entrepreneur a également vu Tesla sortir d’un indice ESG à cause des piètres conditions de travail et de la discrimination raciale qui régnaient dans l’une de ses usines. Du haut de ses presque 200 millions d’abonnés, il concourt sans relâche à démonter ce qu’il estime publiquement être une arnaque woke.

De fait, les investissements dans les fonds ESG aux Etats-Unis ont commencé à décélérer à partir de 2021. A la Chambre des Représentants, les élus républicains majoritaires empilent les textes de loi pour torpiller tout ce qui relève des critères extra-financiers qui procèdent d’après eux de l’idéologie woke. Dans les Etats conservateurs, la pression est également de mise sur les entreprises qui continuent de s’engager pour le climat et/ou la neutralité carbone. C’est ainsi qu’en 2022, Bank of America a fait volte-face en renonçant à exclure les mines de charbon de ses investissements qui avaient pourtant été bannies sept ans plus tôt. En janvier 2024, le Texas a refusé que Barclays souscrive à des obligations municipales au motif que la banque reste impliquée dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre !

L’antiwokisme fait tache d’huile

Si les milieux financiers libertariens continuent inlassablement de bourse délier pour combattre les critères ESG, la chasse au wokisme s’est trouvé un second terrain de jeu où les entreprises sont encore dans le viseur. Cette fois, il s’agit de s’en prendre aux programmes de parité des genres, de diversité et d’inclusion que nombre d’entreprises américaines avaient déployés massivement après l’affaire George Floyd en 2020. Quantité de grands noms industriels et commerciaux ont ainsi multiplié les opérations en intégrant par exemple plus activement des femmes, des collaborateurs Afro-américains ou des personnes LGBTQI+ dans leurs effectifs. Le tout à grand renfort de communication dans les médias et de formation auprès des salariés.

Ces engagements ont toutefois valu à d’aucuns, des violents retours de bâton réputationnels. C’est le cas de la bière Budweiser. En avril 2023, la marque lance une campagne marketing où elle s’associe à l’influenceuse transgenre, Dylan Mulvaney pour promouvoir sa Bud Light et être plus inclusive. Ce qui devait être au départ un coup de com’ audacieux s’est rapidement transformé en tempête médiatique avec des levées de bouclier chez les conservateurs et des appels au boycott sur les réseaux sociaux. Résultat : Bud Light voit ses ventes reculer de 26% et Budweiser de 9% (2). Un flop qui fait en plus perdre sa première place sur le marché nord-américain au brasseur AB InBev, propriétaire des deux marques. Côté boursier, c’est aussi la sanction. L’action de l’entreprise chute de plus de 4 %, soit plus de 5 milliards $ US en capitalisation boursière évaporés (3) !

De grandes entreprises jettent l’éponge

C’est dans ce contexte hystérisé qu’a surgi un influenceur particulièrement en colère. Agé de 35 ans, il se dénomme Robby Starbuck (photo ci-dessous). Ancien directeur artistique et soutien inconditionnel de Donald Trump, l’homme s’est transformé en activiste numérique pour dénoncer toutes les entreprises américains qui se livrent encore à des programmes DEI (pour diversité, équité et inclusion) qu’il estime être des dérives woke intolérables. Son mantra sur X/Twitter est d’ailleurs sans ambages (4) : « Un par un, nous ramènerons la raison dans le monde des affaires américain ».

Avec près de 632 000 abonnés à son profil, il décoche des coups en permanence envers toutes les entreprises qui s’obstineraient à maintenir leurs activités estampillées woke. Le fait d’arme qui l’a incontestablement projeté dans la lumière est l’action menée contre le célèbre fabricant de motos, Harley Davidson. En juillet 2024, il admoneste la marque sur la plateforme d’Elon Musk en lui égrenant quantité de reproches : un e-learning interne de sensibilisation sur l’inclusion des personnes LGBTQI+, un “mois de l’inclusion” pour les collaborateurs, des soutiens à des ONG, etc. Des « preuves » selon lui qu’Harley Davidson a dangereusement inversé les valeurs traditionnelles.

L’argumentation de sa vidéo est basique pour chauffer ses abonnés et les inciter à faire pression (5) : « Laissez-moi vous dire ce que vos clients veulent vraiment, parce que c’est assez facile. Il suffit de se débarrasser des questions sociales et des causes qui divisent… plus de départements DEI, plus de formations pour les woke, plus de dons à des causes woke… il suffit de fabriquer des motos. Un point c’est tout ». Aussi inimaginable que cela puisse paraître, Robby Starbuck va vite obtenir gain de cause et Harley Davidson vient rejoindre la liste des scalps à son palmarès comme le constructeur automobile Ford, les tracteurs John Deere ou les enseignes de bricolage Lowe’s. Pire encore ! La marque de whisky Jack Daniel’s, sans doute effrayée par le risque réputationnel, annonce dans la foulée et d’elle-même qu’elle abandonne ses engagements DEI. Une décision qui réjouit Starbuck qui révèle amusé que le célèbre alcool du Tennessee était justement sa prochaine cible !

Premières têtes de pont en France

Comme souvent, les tendances qui se développent en Amérique du Nord, ne tardent guère à traverser l’Atlantique. En France, c’est chose faite bien que le courant antiwokiste ne fasse pas encore autant de bruit pour l’instant. Il n’en demeure pas moins que les premiers jalons sont plantés pour s’attaquer à la réputation des entreprises avec les mêmes approches qui prévalent de l’autre côté de l’océan. Un des pionniers de cette lutte culturelle est l’Observatoire du wokisme. Lancée en septembre 2020 par le très droitier syndicat lycéen et étudiant UNI, cette initiative se définit comme « une plateforme de veille, d’analyse et de riposte face à l’offensive de leurs militants, idéologues et autres alliés (militants de la théorie du genre, décolonialistes, indigénistes, racialistes, antispécistes, …) » selon les termes usités sur le site Web de l’UNI.

Son fondateur et actuel président est un certain Olivier Vial (photo ci-dessous) qui se définit sur son profil LinkedIn comme spécialiste des nouvelles formes de contestation et d’activisme. L’homme multiplie surtout les casquettes qui ont toutes en commun d’avoir un tropisme affirmé pour les idées d’extrême-droite. C’est ainsi qu’il est président de l’UNI mais aussi directeur du CERU, un laboratoire d’idées universitaire en charge d’un programme de recherche sur les radicalités ainsi que secrétaire général de l’Institut du Dialogue civil, association qui observe les activismes plutôt situés à l’extrême-gauche. Un CV multicartes qui lui vaut d’être régulièrement sollicité par les médias du groupe Bolloré (CNews, JDD, Europe 1).

Sur sa plateforme, l’universitaire s’est attelé à un travail de compilation et d’analyse de 100 grandes entreprises afin de mettre en lumière le niveau de pénétration et d’influence du wokisme dans les programmes de formation et les stratégies de communication de ces dernières. Même si la démarche s’affiche comme suivant une méthodologie rigoureuse, on comprend très vite à la lecture des résultats, l’orientation antiwokiste de ce recensement. Rares sont les sociétés qui obtiennent un logo vert (pour « entreprise à faible risque) ou orange (« à risque moyen »). Pour l’observatoire, c’est le rouge (« à risque élevé ») qui prédomine très majoritairement dans les notations délivrées. C’est ainsi que des entreprises notoires comme Air France, Air Liquide, BNP Paribas, Coca-Cola, Danone, Decathlon, France Télévisions, LVMH, L’Oréal, Michelin, Microsoft, Nestlé, Pernod Ricard, Publicis, Sodexo ou encore SNCF se retrouvent épinglées comme agents propagateurs wokistes (liste non exhaustive). Avec à la clé, un bulletin qui explique par le menu le pourquoi de la vilaine note !

Antiwokistes mais cagoulés !

Deux autres acteurs sont également entrés en lice. Le premier est un collectif baptisé Les Corsaires de France. Sur leur site Internet, il est impossible de savoir qui se cache exactement derrière. Aucune mention légale, ni page de présentation ne sont disponibles. Même une recherche sur le Whois pour connaître l’identité de celui qui a déposé l’URL, ne donne rien. En revanche, l’obédience est sans ambages. Il s’agit de riposter à un ennemi désigné, le collectif Sleeping Giants qui milite et incite les marques et les entreprises à ne plus dépenser leurs budgets publicitaires dans les médias Bolloré, Valeurs Actuelles et autres canaux qui incarnent la droite dure. Le site est donc conçu comme une boîte à outils où chaque troll peut venir piocher des visuels et des textes pour s’attaquer aux Sleeping Giants. De temps à autre, une entreprise est ciblée en particulier à travers des missions prioritaires mises en avant. Dernières cibles en date de ces raids numériques : l’opticien Krys, le programme minceur Comme J’Aime, les salles de sport Fitness Park et l’enseigne de bricolage Leroy Merlin. Eclectique, n’est-il pas ?!

Depuis juin 2024, un autre acteur antiwokiste est venu étoffer les rangs. Baptisé Wokisme.net, il se présente sous la forme d’un site Web à caractère informatif hébergé à Singapour. La quasi-majorité des articles mis en ligne est constituée de traductions de textes parus sur divers sites anglophones plus ou moins obscurs. Etrangement, le flux éditorial s’est interrompu depuis le 22 août. Toutefois, là aussi, il est difficile d’en savoir plus sur les individus qui contribuent. Une page dévoile pourtant les portraits des deux rédacteurs majeurs : Julien Peillard, « expert en sociologie et critique culturel » et Gabrielle Belamy qui « explore les débats contemporains ». Sauf qu’en cherchant sur Internet, on ne trouve nulle trace des deux impétrants ailleurs que sur ce site. Mieux encore, une recherche inversée de leurs photos laisse très clairement supposer que les visages ont été conçus avec une intelligence artificielle. Un compte X/Twitter complète le dispositif avec actuellement 560 abonnés à l’appétence fort prononcée pour les idées identitaires, souverainistes et nationalistes (dont la fameuse Mila qui a vrillé en égérie de l’extrême-droite française et toute une tripotée de journalistes ayant un rond de serviette chez CNews) !

Quelle posture adopter pour les entreprises ?

Face à cette tendance émergente mais très déterminée, quelle posture adopter pour les marques et les entreprises ? Doivent-elles dare-dare mettre au placard et sous clé les programmes de diversité, parité et inclusion pour éviter de se retrouver morigénées en place publique et sur les réseaux sociaux ? Il serait franchement dommage de courber d’emblée l’échine et défaire illico tout ce qui a été accompli en la matière depuis plusieurs années. A la différence des Etats-Unis où la pratique du « name and shame » rend les entreprises particulièrement chatouilleuses et frileuses, l’opinion publique française ne goûte guère (pour l’instant) ce type de campagne virulente.

Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faut considérer l’antiwokisme comme un épiphénomène qui s’évanouira par la suite. Fort du porte-voix médiatique des médias Bolloré qui invitent sans compter tout ce qui peut contribuer à consolider le combat civilisationnel pour une France traditionnelle, blanche et pleine de « tradwives », ce courant peut s’avérer être impactant, en particulier pour des marques et des entreprises dont le public est potentiellement proche (ou du moins sensible) aux valeurs défendues par les antiwokistes.

Dans ce cas, la meilleure option à emprunter consiste à déployer un solide dispositif de veille sensible pour ne pas se retrouver démuni le jour où une attaque réputationnelle survient. Tout en n’oubliant pas de préciser pédagogiquement que l’amalgame fait par les détracteurs du wokisme n’a nul lieu d’être. Défendre l’inclusion des minorités ne signifie en aucun cas donner quitus aux excès effectivement dogmatiques du wokisme.

Illustration : Esme Blegvad (The Guardian)

Sources



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