« Bug » Facebook : Faut-il vraiment avoir peur des médias sociaux ?
L’hallucinant emballement autour de la supposée faille de sécurité de Facebook révélant des messages privés d’utilisateurs est bien plus qu’un épiphénomène médiatico-numérique. Il est révélateur d’un état d’esprit sociétal de plus en plus prégnant à l’égard des réseaux sociaux. A tort ou à raison, ils sont suspectés de manière croissante de dérives attentatoires à la vie privée des internautes. Et si on arrêtait de jouer à se faire excessivement peur ?
L’instigateur du « scoop » sur un bug de Facebook affichant des correspondances privées de ses utilisateurs pourra au moins être satisfait d’une chose. A défaut d’avoir révélé une information avérée, il aura suscité un incroyable buzz autour de son histoire !
Un pseudo bug et tout s’emballe
A peine l’article était-il mis en ligne sur le site de Metro France que les réseaux sociaux se mirent aussitôt à bruisser puis à rugir et à s’indigner devant l’inconséquence supposée de Facebook. Ainsi donc, des messages à caractère personnel échangés en 2008 et 2009 se retrouveraient publiés au vu et su de tous sur les timelines de leurs auteurs. Devant cette intolérable intrusion informatique dans l’intimité numérique d’aucuns, nombreux sont les médias qui n’ont guère tardé à leur tour à s’emparer de l’affaire et à amplifier de fait l’incroyable nouvelle. Chacun y va de ses conjectures entre faille de sécurité informatique et malveillance intentionnelle. A tel point que même deux ministres en exercice, en l’occurrence Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif et Fleur Pellerin, secrétaire d’Etat à l’Economie numérique, se sentent obligés de s’immiscer dans le débat pour tancer sévèrement le réseau de Mark Zuckerberg et invoquer illico l’intervention de la CNIL (Commission Nationale Informatique & Liberté) pour éclaircir les tenants et aboutissants de cet inacceptable dérapage.
Pour ne rien arranger à la paranoïa collective qui agite les réseaux digitaux, Facebook réagit de manière plutôt brouillonne face aux interrogations qui pleuvent. Entre explications embarrassées et déclarations attentistes, la firme de Palo Alto entretient malgré elle les braises de la suspicion et de la méfiance. Ce n’est qu’après plusieurs longues heures que le réseau social se décide enfin à dévoiler le fin mot de l’histoire avec un courriel circonstancié au site spécialisé Techcrunch (1) : «Nous avons vérifié chaque affirmation. Nous n’avons pas vu un seul cas dans lequel une conversation privée a été dévoilée. Il y a beaucoup de confusion car avant 2009, il n’y avait pas de «like» et de commentaires sur les posts publiés sur le wall. Les utilisateurs postaient en alternance sur leur wall au lieu d’avoir une seule conversation».
Il faudra finalement la sagacité des journalistes de Rézonances, un blog du Monde expert de la vie numérique pour enfin commencer à crever l’abcès de la vilaine rumeur affectant Facebook. De bug informatique, il n’y a point. En revanche, il est vrai que d’anciens messages privés datant de 2008 et 2009 sont disponibles pour qui veut sur la page d’accueil de membres de Facebook. Pour en savoir plus, regardez cet excellent résumé de la Chaîne Techno par Jérôme Colombain et François Sorel.
Facebook coupable ?
La raison est bêtement technique. A l’époque, les utilisateurs n’avaient pas d’autres moyens que de correspondre de personne à personne en partageant leurs remarques sur leurs « walls » respectifs. Lesquels pouvaient être restreints en termes d’accès à condition de connaître les bons réglages à effectuer. Ce que l’immense majorité a souvent ignoré. Par la suite, Facebook a permis aux internautes de s’exprimer de manière véritablement confidentielle avec notamment une messagerie privée et un chat uniquement visible par les personnes concernées.
Même s’il n’y aucune malveillance intentionnelle de la part de Facebook, le réseau social au bientôt un milliard d’utilisateurs n’est pas exempt de toute responsabilité dans la peur qui s’est instillée petit à petit à l’égard des plateformes sociales en règle générale. En effet, Facebook n’a jamais vraiment été un parangon de pédagogie pour expliquer à ses abonnés comment efficacement protéger des contenus à caractère privé, voire intime. De surcroît, Facebook procède régulièrement à des modifications substantielles concernant les réglages des paramètres des profils d’utilisateurs. Modifications qui sont opérées la plupart du temps sans aucune information explicite de la part du réseau n°1. Du coup, à chacun de se frayer un chemin dans l’infernale usine à gaz des paramètres de confidentialité et de garder un œil vigilant pour éviter de se retrouver exposé sans son consentement.
Si Facebook est sans nul doute le plus mauvais élève en matière de discours sur la protection et l’usage des données de ses abonnés, les autres acteurs sociaux d’envergure ne sont pas non plus des modèles de vertu lorsqu’il s’agit de parler ouvertement du respect de la vie privée sur les outils sociaux. Il y a certes çà et là des initiatives louables comme celle de Google avec le « Dashboard » qui autorise l’internaute à mieux contrôler ses propres données visibles sur la Toile et celles dont il veut restreindre la portée. Néanmoins, cela ne suffit guère à enrayer le sentiment anxiogène que nos coups de cœur et nos engagements comme nos coups de gueule ou nos pétages de plomb peuvent désormais se retrouver étalés sur la Toile publique en un seul clic de souris et ruiner ainsi nos réputations et/ou nos rapports avec certaines personnes.
La peur, bonne conseillère ?
A cet égard, les acteurs du Web ayant une dimension sociale ont nettement pêché. Autant les entend-on avec fracas enthousiaste et la main sur le cœur lorsqu’il s’agit d’évoquer l’accès à la libre expression démocratique et la circulation sans entraves de l’information grâce aux réseaux sociaux (et c’est très bien ainsi !), autant sont-ils beaucoup plus timorés lorsque les utilisateurs s’interrogent sur le devenir des données et des traces qu’ils ont laissées sur ces mêmes réseaux. Et pour cause. Ces données constituent d’indéniables sources d’information pour mieux profiler les usages et proposer ensuite des produits en adéquation avec ceux-ci. En soi, ce n’est d’ailleurs absolument pas condamnable. Bien utilisées, ces sources sont un levier fort utile pour les partages sociaux encore plus pertinents. Néanmoins, en entretenant un clair-obscur un peu gêné aux entournures sur cette question, ces géants du Web 2.0 laissent accréditer l’idée que les outils sociaux ne sont en fin de compte pas si sûrs et pas si fiables. La célérité avec laquelle la rumeur fiévreuse du bug de Facebook s’est répandue, illustre combien les mythes les plus abusifs peuvent alors prospérer en toute tranquillité.
La chercheuse américaine Danah Boyd s’est longuement penchée sur ce qu’elle appelle « le pouvoir de la peur chez les publics connectés ». A ses yeux, les réseaux sociaux recèlent un étonnant paradoxe. D’un côté, ils libèrent la parole, l’opinion, l’image, etc et militent ainsi pour une plus grande transparence que d’aucuns appelleront démocratie évoluée (cela reste à prouver !). De l’autre, ils génèrent de la peur du fait même de ces quantités d’informations déversées sans que l’on sache finalement où, quand, comment elles peuvent se propager.
Lors de l’édition de la conférence SXSW qui s’est tenue à Austin (Texas) en mars 2012, elle a notamment formulé cette analyse très pertinente (2) : « En tant qu’humains, nous sommes très mauvais pour évaluer les risques. Les choses que nous ne comprenons pas sont ce qui génère la peur. On n’a pas peur en fonction du risque. Nos peurs sont amplifiées quand elles sont liées à nos incertitudes. On a à la fois peur pour nos enfants et de nos enfants. Cette tension fait que tout est toujours exagéré quand on pense aux enfants sur Internet. La rencontre de la technologie et des jeunes crée des paniques morales. L’économie de l’attention crée un terrain fertile à la peur. Les médias sociaux aujourd’hui tournent tous autour de la génération d’attention. Les médias sociaux génèrent des quantités d’information. Il n’est pas possible de consommer toutes ces informations ».
Au fil de sa réflexion, elle explique la peur latente existant sur les réseaux sociaux par l’obsession de certains d’une transparence totale (3) : « Qu’est-ce que cela implique ? La théorie de la transparence radicale parie sur le fait que tout partager et exposer rend les gens plus honnêtes. Cela entretient l’idée que l’exposition est une bonne chose. Ses défenseurs sont prêts à accepter les conséquences à court terme en vue de bénéfices à long terme. Le sentiment d’être surveillé – et d’avoir cette peur là – est une façon de contrôler les gens. Cette théorie de la transparence pousse à contrôler les gens ainsi par cette peur de la surveillance ».
Trop de partage ?
C’est effectivement toute la schizophrénie des utilisateurs des réseaux sociaux (et je m’inclus dedans !). Nous adorons les fréquenter car ils sont instruments de lien social avec nos proches, nos amis, nos pairs, nos collègues, nos stars et bien d’autres encore. Nous aimons nous y dévoiler, nous confier, nous raconter et nous « narcissiser » en quête peut-être de ce fameux quart d’heure de gloire warholien qui aujourd’hui est à la portée de n’importe quel crétin capable d’engendrer du buzz sur n’importe quoi.
Et pourtant, nous avons parfois des préventions et des angoisses. En ai-je trop dit ? Aurais-je dû partager cette blague douteuse ? Que va penser mon réseau ? Bref, c’est une flopée de questions qui nous assaille à mesure que les réseaux sociaux se sont profondément enchâssés dans notre quotidien, sur nos smartphones lors d’un trajet en bus ou sur notre ordinateur lors d’une pause-café au bureau. Une enquête réalisée par le site américain All Things D en 2012 révélait que 90% des internautes adultes estimaient qu’ils partageaient trop de choses sur les médias sociaux. 20 millions d’utilisateurs déclaraient même s’inquiéter de ce que pouvaient poster leurs amis à leur sujet.
Pourtant en dépit de ces anxieuses considérations, Facebook et consorts se sont imposés comme des confidents omniprésents avec lequel il est parfois bon de se lâcher, d’avoir le sentiment d’exister. C’est là probablement toute l’ambivalence des usagers des réseaux sociaux qui ne sont au final que des outils et des canaux d’expression pour le meilleur comme pour le pire. Le « surpartage » qui y règne en abondance procède finalement de notre propre fait et pas des réseaux sociaux. Personne chez Facebook, Google+, Twitter ou Linkedin n’a collé un pistolet sur la tempe d’un utilisateur pour l’obliger à s’y raconter. Plusieurs études sérieuses ont été menées pour comprendre ce qui pousse chacun à en dire plus qu’il ne le devrait parfois. Une étude de l’université d’Harvard a ainsi montré que parler de soi-même équivalait au plaisir similairement engendré par la nourriture et le sexe ! L’université de Pennsylvanie a remarqué que partager des infos personnelles était un mécanisme de construction pour certains, mécanisme plus aisé à enclencher en ligne que dans la vie réelle.
Conclusion – Halte au procès en sorcellerie
La rumeur Facebook ne sera probablement pas la dernière à débouler sans crier gare sur les réseaux sociaux. A cet égard, les entreprises derrière ces réseaux pourraient faire plus grandement œuvre de pédagogie et de responsabilisation qu’elles ne le pratiquent à l’heure actuelle. Cela aurait au moins le mérite d’estomper des angoisses infondées, des préjugés lapidaires et des « hoax » comme celui que vient de vivre à ses dépens Facebook.
Pour autant, médias comme utilisateurs devraient apprendre à pondérer leur propension à ne voir les réseaux sociaux que comme des champs de mine où l’intimité de chacun peut être violée à tout instant.
Au même titre que dans la vie réelle, nous n’affichons pas d’emblée certaines informations nous concernant, il conviendrait aussi de savoir se discipliner dans l’usage fait des plateformes sociales. A chacun de déterminer ce qu’il est prêt à assumer lorsqu’il publie une information à l’intention de son réseau.
Or, si l’on se réfère à quelques chiffres de l’enquête d’All Things D, on remarque que ce sont les internautes eux-mêmes qui font preuve d’un laxisme coupable à leur propre égard. Ainsi, 4,8 millions d’entre eux préviennent lorsqu’ils quittent leur maison, 4,6 millions content par le menu leurs aventures amoureuses et 2,6 millions leurs libations arrosées. Il ne faut pas venir ensuite pleurer si quelque esprit mal intentionné peut détourner ces infos ! Le vrai danger au final est aujourd’hui cette absence d’éducation aux médias sociaux. Hormis quelques initiatives trop isolées, chacun déboule (surtout les plus jeunes) sur les réseaux sociaux sans prendre conscience des nécessaires mises en garde concernant ses données personnelles sensibles. Aujourd’hui, 63% des utilisateurs de Facebook n’ont toujours pas customisé les paramètres de confidentialité de leur profil. Et si on commençait en fin de compte par d’abord se remettre en cause avant de crier excessivement au loup contre Facebook et leurs compères du 2.0 ?
Sources
(1) – A.L et A.D – « Selon Facebook, les messages publiés sont des posts du Wall, pas des conversations privées » – 20minutes.fr – 24 septembre 2012
(2) – Marie-Catherine Beuth – « #SWSX : comment la peur gouverne les médias sociaux » – Blog Etreintes Digitales/Le Figaro– 10 mars 2012
(3) – Ibid.
Mise à jour
– Jennifer Valentino-De Vries & Askhan Soltani – « How private are your private messages on Facebook? » – Digits Blog – Wall Street Journal – 3 octobre 2012