Fake news : la bataille se joue aussi sur WhatsApp … et c’est compliqué !

Essentiellement concentré sur WhatsApp (et quelques autres messageries instantanées comme Messenger et Telegram), le phénomène s’appelle le « dark social ». A la différence des messages publiés sur les autres réseaux sociaux et de fait visibles de tous, les discussions entre socionautes se passent de manière nettement plus discrète mais tout autant virale. 200 millions de personnes dans le monde ont adopté WhatsApp et nombreux sont ceux qui s’en servent comme outil de propagande et d’influence pour passer sous le radar de la modération des plateformes et répandre des infoxs. Zoom sur une tendance préoccupante.

Détenue par Facebook depuis 2014, WhatsApp est une messagerie instantanée où les contenus échangés sont cryptés de bout en bout pour garantir la confidentialité. Il y est possible de converser individuellement ou bien en constituant un groupe dédié jusqu’à 256 personnes maximum. Une aubaine pour les activistes forcenés qui doivent faire face de plus en plus à une modération plus drastique sur Facebook, Instagram et Twitter. Début octobre 2020, la plateforme de Mark Zuckerberg a ainsi supprimé des milliers de comptes et de pages liés à la mouvance conspirationniste d’extrême-droite « Qanon ». Twitter et YouTube ont emboîté le pas avec des mesures similaires. Un nettoyage qui a conduit les adeptes de fake news et de contenus à visée déstabilisatrice à migrer progressivement sur WhatsApp et opérer ainsi en toute discrétion sur le « dark social ».

Le « dark social », canal de discussion privilégié

Le terme « dark social » a été forgé en octobre 2012 par un journaliste spécialisé en technologies dénommé Alexis C. Madrigal. Dans un article rédigé pour le magazine The Atlantic, il se penche sur le trafic généré par les messageries privées et autres moyens de communication de ce genre comme Slack par exemple mais aussi les plus classiques courriels et SMS. A ses yeux, cette poche conversationnelle est déjà largement supérieure en volume par rapport aux plateformes sociales et aux sites Web. A ce titre, il estime que le « dark social » pèse à lui seul 69% des échanges tandis que Facebook n’en représente que 20% et Twitter 6% (1). Il s’agit d’un véritable trou noir où les outils classiques de veille et de datamining sont relativement inefficaces pour analyser la teneur des contenus.

Cet angle mort du Web qui échappe à l’indexation des moteurs de recherche comme Google et au monitoring automatisé, n’a jamais cessé de se développer à mesure que les années passent. En 2016, la société de marketing digital Radium One avait publié un rapport intitulé « The Light and Dark Side of mobile sharing ». Les chiffres avaient encore grimpé accordant au « dark social » 84% de l’ensemble des partages tandis que Facebook reculait à 9 % et les autres réseaux sociaux cumulés à 7%. Une autre étude en date de 2019 réalisée par l’agence We Are Social et l’Institut Global Web Index avait établi que le canal de prédilection des utilisateurs pour converser était les applications mobiles de messagerie instantanées (63% d’entre eux) devançant ainsi les réseaux sociaux publics (54%) avec un fort avantage pour Instagram et Snapchat.

La communication sociale future sera privée

La popularité de ces applis ne dément pas au fil du temps. Statista, le portail de statistiques en ligne montre que WhatsApp et Messenger dominent (toutes deux appartenant au groupe Facebook) en détenant les deux premières marches du podium, avec respectivement 1,5 milliard et 1,3 milliard d’utilisateurs actifs mensuels à début 2019 (2). Plus exotique mais non moins puissante et plébiscitée en Asie avec près de 1,1 milliard d’utilisateurs, WeChat complète le podium.

Une progression qui a incité le Reuters Institute et l’université d’Oxford à dire dans leur rapport annuel « Digital News Report » que le futur de la communication sociale était dorénavant privé (3) : « La communication sociale devient encore plus privée avec des gens qui se détournent de Facebook. WhatsApp est le premier outil de communication sociale à être utilisée pour les informations dans de nombreux pays, notamment au Brésil (53%), en Malaisie (50%) et en Afrique du Sud (49%) ». Un autre dernier chiffre achève de convaincre sur la prépondérance désormais affirmée de WhatsApp et consorts. Le « Social Media Trends Report » de Hootsuite, l’éditeur de logiciels de gestion des réseaux sociaux, constate en 2019 que les cinq messageries dominantes (dans l’ordre, WhatsApp, Messenger, WeChat, QQ et Skype) agglomèrent à elles seules presque 5 milliards d’utilisateurs actifs, soit un écart d’environ 2 milliards avec les réseaux sociaux classiques.

WhatsApp infectée par les fake news

C’est donc tout sauf un hasard si WhatsApp s’est imposé en 2018 comme un outil de désinformation massive au Brésil. Au cours de l’élection présidentielle remportée par le populiste Jaïr Bolsonaro, l’opposition politique a aussitôt accusé ce dernier d’avoir abondamment usité WhatsApp pour diffuser de fausses informations aux électeurs. Et pour cause. WhatsApp est ultra-plébiscitée au Brésil qui compte 120 millions d’abonnés. Selon l’Harvard Business Review, 96% des Brésiliens propriétaires d’un smartphone ont installé l’application. Autant dire qu’il est extrêmement tentant pour un politicien ou un activiste de préempter ce canal de communication pour tenter de faire basculer le sort d’une élection.

L’accusation ne relève en rien d’un fantasme complotiste. En octobre 2019, The Guardian a dévoilé une étude instructive portant sur l’analyse de près de 12 000 messages viraux échangés dans 296 groupes de discussion. Il en ressort que 42% des messages favorables à Bolsonaro contenaient des fake news contre 3% pour son concurrent. Dans la foulée de l’élection, WhatsApp a finalement admis que l’application avait dû supprimer plus de 400 000 comptes suspects durant la campagne électorale (4). Preuve s’il en est qu’un grave enjeu d’influence et de désinformation se dessine.

Viralité extrême

Directrice exécutive chez First Draft (ONG qui combat la désinformation au sein des communautés), Claire Wardle constate avec dépit l’utilisation indue de l’application (5) : « Les équipes de campagne ont été très fortes pour créer de nombreux groupes de 256 utilisateurs qui diffusent des contenus identiques. La viralité d’un message ou d’une vidéo se construit grâce au transfert de messages de groupes en groupes, une opération que chaque utilisateur peut faire en un coup de pouce. En ce qui concerne les fausses informations que nous repérons, elles circulent dans tout type de groupes. Elles peuvent partir d’un groupe important puis se transmettre à des groupes de plus en plus petits, par le biais des transferts de messages effectués par les utilisateurs. Elles atterrissent finalement dans des groupes WhatsApp vraiment petits, mais où les gens se font vraiment confiance. ».

Pour contrer cette utilisation abusive, WhatsApp a d’ailleurs limité le transfert de messages à 5 contacts. Pourtant, ces restrictions apportées n’ont pas pu empêcher Jaïr Bolsonaro de récidiver début 2020. Le président brésilien a en effet partagé sur WhatsApp des messages issus de groupes d’extrême droite appelant à une grande manifestation nationale, le 15 mars prochain, en faveur de son gouvernement et contre le Congrès et la Cour suprême. On y voit notamment une vidéo le dépeignant comme un martyr politique ayant mis sa vie en péril pour sauver le peuple brésilien !

Les cas se multiplient

L’exemple brésilien est loin d’être un épiphénomène. En Inde où 200 millions d’utilisateurs ont adopté la messagerie mobile, la propagation de fake news via celle-ci fait des ravages. En 2018, les rumeurs virales ont essaimé à propos de prétendus ravisseurs d’enfants sévissant dans le pays. Résultat : des lynchages de foule qui ont coûté la vie à une vingtaine de personnes innocentes. En février 2019, c’est rebelote. Dans la foulée d’un attentat-suicide commis contre des forces de sécurité indiennes au Cachemire, des groupes WhatsApp ont été inondés d’infoxs accusant le principal parti d’opposition en Inde d’être complice en diffusant une photo trafiquée montrant le n°1 du parti avec le kamikaze.

Le parti Bharatiya Janata (BJP) actuellement au pouvoir, est d’ailleurs un ardent utilisateur. Il s’appuie sur plus d’un million de bénévoles chargés de contribuer à sa promotion sur les réseaux sociaux pour les élections. Il a été demandé à chaque membre du parti de créer un groupe WhatsApp comptant au moins 50 utilisateurs (6). Ces groupes visent les opposants politiques, mais aussi les minorités religieuses. Leur discours se nourrit des divisions sociétales très forte en Inde, où le système des castes continue de structurer la société. Là aussi, WhatsApp a réagi en mettant en place de nouvelles restrictions de diffusion. En avril 2020, l’appli annonçait avoir constaté une chute de 70 % de la circulation des contenus transférés à un très grand nombre de fois aux utilisateurs du service (7).

Le terrain de jeu s’étend

Il n’en demeure pas moins que l’utilisation intensive de l’application à des fins de communication politique lors d’une campagne présidentielle (avec tout ce que cela comporte de fake news) se poursuit toujours. En Afrique, WhatsApp s’est également imposé comme un levier de communication particulièrement puissant. Togo, Côte d’Ivoire ou encore Tunisie en ont déjà fait l’expérience. Des officines spécialisées ont créé des faux comptes dans l’optique de tordre les faits et décrédibiliser les adversaires du moment.

Maintenant, c’est au tour de la Gambie d’être source de préoccupations. Deux chercheurs sud-africains ont récemment fait part de leur inquiétude pour la bonne tenue du prochain scrutin à l’élection présidentielle de 2021 où WhatsApp pourrait jouer un rôle déterminant. Ce qu’ils écrivent est particulièrement révélateur de l’enjeu de communication que revêt WhatsApp (8) : « Il y a 370 000 utilisateurs des réseaux sociaux en Gambie. Cela représente environ 16 % de la population, écrivent-ils dans l’hebdomadaire panafricain. Mais ces 16 % de Gambiens sont extrêmement influents. Ce sont des activistes politiques, des journalistes, des figures religieuses. À l’autre bout de la chaîne, il n’y a parfois qu’un ou deux smartphones dans un village mais ils sont possédés par la communauté tout entière. L’audience des messages reçus est donc grande. Au risque de prendre la place des médias traditionnels tels que la radio, la télévision et les journaux ».

WhatsApp réplique tant bien que mal

En août dernier, WhatsApp a annoncé avoir encore plus intensifié son dispositif pour débusquer les fake news et autres fariboles conspirationnistes qui circulent à travers l’application. L’urgence est effectivement montée d’un cran depuis l’éclatement de la pandémie de la Covid-19. WhatsApp a véritablement été un « cluster » de désinformation au sujet de la crise sanitaire partout dans le monde. C’est d’ailleurs dans cette optique qu’un partenariat avec l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’UNICEF et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a été conclu pour combattre les fausses informations. Un « WhatsApp Coronavirus Information Hub » a même été initié pour donner des conseils et mettre en avant les usages vertueux de l’appli pendant la crise sanitaire.

Depuis août dernier, une nouvelle fonctionnalité a été ajoutée en ce qui concerne les messages massifs. Les utilisateurs voient une icône représentant deux flèches, accompagnée de la mention « Transféré » lorsqu’il s’agit de messages viraux envoyés sur WhatsApp et donc de possibles chaînes de désinformation. En plus d’alerter l’utilisateur, ces messages viraux sont désormais accompagnés d’une icône de loupe. En cliquant dessus, les utilisateurs peuvent effectuer une recherche Google pour vérifier les informations présentées.

Pour autant, le défi reste d’envergure. Pour WhatsApp en premier lieu qui doit rester un canal de communication vertueux pour les utilisateurs. Mais aussi pour la qualité du débat public déjà bien ébranlé par la défiance sociétale qui règne depuis plusieurs années. Or, toute la difficulté est que WhatsApp fait partie de ce « dark social » très difficile à modérer à la différence d’un Twitter ou d’un Facebook où les contenus sont visibles en public et peuvent être régulés de diverses manières. Une chose est certaine, particulièrement pour les communicants politiques et ceux qui combattent les fake news, WhatsApp doit être surveillé comme le lait sur le feu, quitte à envisager de créer des boucles de désinfox diffusées pour enrayer la propagation de messages faux. Nous ne sommes pas sortis de l’auberge !

Sources

– (1) – Alexis C. Madrigal – « Dark Social: We Have the Whole History of the Web Wrong » – The Atlantic – 12 octobre 2012
– (2) – Christophe Asselin – « Dark Social : 63 % des partages de contenus se font via les messageries privées » – Blog Digimind – 4 avril 2019
– (3) – Faisal Kalim – « 77.5% of shares are on “dark social” (only 7.5% on Facebook) and other trends publishers are in the dark about » – What’s New In Publishing – 9 août 2019
– (4) – Benjamin Terrasson – « WhatsApp, arme de désinformation massive au Brésil » – Siècle Digital – 21 novembre 2019
– (5) – Michaël Szadkowski – « Infox » au Brésil : comment les fausses informations ont inondé WhatsApp » – Le Monde – 25 octobre 2018
– (6) – Leïla Marchand – « Comment WhatsApp pourrait influencer les prochaines élections en Inde » – Les Echos – 1er avril 2019 –
– (7) – Julien Lausson – « WhatsApp vante l’efficacité de son « geste barrière » contre les fake news » – Numerama – 27 avril 2020
– (8) – « Influence. En Gambie, l’avenir politique se joue sur WhatsApp » – Courrier International – 9 octobre 2020



Un commentaire sur “Fake news : la bataille se joue aussi sur WhatsApp … et c’est compliqué !

  1. RENE JUSVEL  - 

    Excellent article bienvenu!
    Est-ce que la rumeur s’étend par les journaux? Non! Mais par le bouche à oreille donc d’individu à individu ou petits groupe.
    En ces temps de pandémie, est-ce que le virus se transmet en public? Rarement. Le plus souvent, d’individu à individu ou petits groupe.
    Les fake News se propagent non pas de la source initiale (l’auteur) vers tous les autres mais de proche en proche. Cela a l’intérêt de ne plus pouvoir retrouver le n°0.
    La rumeur peut être mortelle, et plus c’est « scandaleux », plus cela plaît à certaines personnes, ce qu’on appelait jadis des « concierges »…
    Bref, insidieusement, sous le manteau, non public donc sans démenti véritablement possible puisque non officiel (public).
    Les fake news peuvent alors être démenties que par une affirmation – prouvée – publique.
    Le problème est qu’alors, le poids de la communication officielle, publique, apparaît comme transmettant eux-mêmes que des fake news…
    Et l’image initiale de véracité, d’officialité (« c’est sur Internet ») supplante celle des autres médias.
    Et comme sur tous ces réseaux, il y a la possibilité de « partager »…
    Pire maintenant: le support visuel (images, vidéos), avec les outils de transformation, marchent mieux que l’écrit.
    Pour terminer, un petit clin d’oeil: regardez mon site (http://actualite-imaginaire.over-blog.com/ ), il est consacré aux fake news, plus de 400 articles, complètement faux mais si réalistes, et amusez-vous bien 🙂

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